Dans le vaste univers du Cinéma bis italien, le cinéaste Joe D’Amato (Aristide Massaccesi de son vrai nom) fait figure de légende pour les amateurs d’érotisme, de déviances multiples, de gore, de cannibalisme et de mauvais goût. Aussi célèbre que parfaitement inconnu, il s’agit d’un artiste aux multiples compétences techniques et est à l’origine de plus de 200 films en tant que réalisateur, et plus de 400 si l’on compte toutes les œuvres sur lesquelles il a travaillé. Il est autant perçu comme l’un des pionniers du cinéma d’exploitation que comme un artiste méprisé, voire un total étranger pour la majorité de la population. Malgré son impressionnante filmographie, il reste nié des grands ouvrages cinématographiques, mais il continue d’être cité régulièrement par les fanatiques de bis en tous genre. Il est très compliqué d’établir une filmographie complète et définitive tant, aujourd’hui encore, la liste de ses travaux reste incertaine. Il y a des films dont on ne sait ni quand ils ont été tourné, ni quand ils sont sortis. Sans compter qu’il n’est parfois même pas certifié qu’il aie travaillé sur tel ou tel métrage, que cela soit pour les oeuvres supposées de sa main ou celles dont nous ne connaissons tout simplement pas l’existence.
Joe D’Amato est en quelque sorte l’un des symboles de l’âge d’or de la production italienne d’après-guerre avec sa logique de production à la chaîne. L’idée ici est de produire un maximum de films à moindre coût, de surfer sur les modes et succès du moment afin d’attirer la masse populaire. Nous sommes plongés dans le cinéma d’exploitation, et qui plus est, l’un des plus prolifiques et importants de l’Histoire. Un nombre conséquent de cinéastes aujourd’hui reconnus ont émergé de ce système comme par exemple les légendaires Mario Bava et Dario Argento. Si ces derniers auront reçu honneurs et reconnaissances au fur et à mesure des années, Joe D’Amato aura de son côté toujours été relativement mal considéré. Cela probablement en raison d’une imagerie singulière, de thématiques violentes ainsi que d’une forte mise en avant de la dimension sexuelle au travers de ses œuvres. Si Bava et Argento vont au fur et à mesure se spécialiser dans le genre du giallo, instaurant ainsi leur renommée, D’Amato va de son côté constamment voyager d’un genre à l’autre.
Dès son enfance, D’Amato était lié au monde du 7e art. Fils d’un technicien du célèbre studio de cinéma italien Cinecittà, il livrait des caméras vendues par son père. Il va s’impliquer par la suite dans divers petits postes comme assembleur de génériques de films ou assistant réalisateur. Il commencera également très jeune à se former en tant que photographe, il définira d’ailleurs régulièrement cet art comme étant son moteur principal et perçoit le cinéma comme un outil photographique avant toute chose. A force d’expérience, il va gravir petit à petit les échelons et devenir chef opérateur, poste qu’il convoitait depuis toujours en raison de son rapport avec la photographie. Ardent défenseur de l’argentique et de la pellicule et amoureux de la caméra avant tout, il ne supportera de fait pas le passage à la vidéo. Il estime d’ailleurs que c’est ce nouveau medium qui aura mis un terme à sa carrière à l’aube des années 90. Un film terminé en tant qu’objet monté ne l’intéresse finalement que très peu, c’est le tournage qui va être l’étape fondamentale dans l’esprit de D’Amato, ce qui en fait finalement un cinéaste et un technicien d’exploitation parfait.
Joe D’Amato devient peu à peu une sorte d’homme à tout faire dans milieu du cinéma. Il connaît tous les métiers du système et sait presque tous les pratiquer, généralement sous pseudonyme (qui sont nombreux !), même « Joe D’Amato » est en réalité un faux nom. Le nombre de surnoms qu’il s’est créé est si grand qu’il rend dès lors encore plus difficile de cerner les limites de sa filmographie. C’est peut-être car c’est sous le pseudonyme « Joe D’amato » qu’il a sorti ses plus grand succès que ce dernier s’est inscrit comme son nom officiel dans l’imaginaire collectif. Il est avant tout un technicien à la même manière que des cinéastes comme Ruggero Deodato. Il est comparable dans son système de production à des légendes comme Roger Corman ou Jess Franco. Il sera également à l’origine de la création de la société de production Filmirage qui aura pour but d’assurer la mise en place de ses propres films ainsi que ceux de ses collaborateurs. Avec plus de 40 films en 14 années d’existences, nous pouvons clamer que l’entreprise fut productive.
En continuant sa carrière en tant que chef opérateur, il va toucher à tous les genres en s’illustrant en premier lieu dans le western. Il va travailler avec de nombreux cinéastes comme Demofilo Fidani, considéré d’ailleurs comme l’un des pires réalisateurs de western italien, le Ed Wood du genre si l’on veut. Etant donné que Fidani tourne toujours sans contrainte, il va laisser D’Amato travailler avec une liberté artistique totale, lui permettant ainsi de se développer de lui-même. Difficile de ne pas faire le lien avec son système de production. Aucun doute que c’est là l’une des rencontres l’ayant le plus influencé dans son mode de fonctionnement futur. C’est dans ce contexte de production que Joe D’Amato va avoir l’idée d’inventer l’un des tous premiers prototypes de steadicam afin de tourner encore plus rapidement. C’est précisément grâce à ce système qui n’en était qu’à ses premiers balbutiements qu’il va perfectionner sa réalisation et développer un style très proche du documentaire. D’ailleurs, Ruggero Deodato en reprendra plus tard le principe pour Cannibal Holocaust. Pour anecdote, le fils de D’Amato, Daniele Massaccesi, est aujourd’hui un chef opérateur steadicam très important à Hollywood, travaillant entre autre pour Ridley Scott ou les Wachowski jusqu’au récent Matrix Resurections. Il aura d’ailleurs fait ses armes sur les films de son père et aura été ainsi habitué à un mode de production rapide lié aux méthodes de réalisation de D’Amato.
Comme nous avons pu rapidement le constater, Joe D’Amato, c’est aussi un nombre de collaborations conséquent. Il aura eu l’occasion de travailler à divers postes pour des cinéastes de renoms tels que Lucio Fulci ou Michele Soavi, mais également certains réalisateurs plus underground comme Jess Franco, Umberto Lenzi, Bruno Mattei ou Enzo G.Castellari. Ces derniers ont également une carrière similaire à D’Amato, jonglant volontiers avec les genres. Il n’est pas rare de voir émerger toutes sortes de copies de blockbusters populaires, nous pourrions reprendre le cas de Castellari qui plagiera Les Dents de la Mer avec La Mort au Large entre autre. Ces cinéastes fonctionnent par commande et offre une filmographie très variable qualitativement parlant, proposant parfois du western spaghettis et de l’horreur, souvent associé à de l’érotisme voire de la pornographie. Son association la plus notable reste cependant celle qu’il a entretenu avec George Eastman, probablement son plus fidèle collaborateur. Eastman est non seulement un acteur récurent dans la filmographie de D’Amato, mais également le coscénariste sur la plupart de ses plus gros succès. Il a également écrit Keoma (réalisé par Castellari, encore lui), probablement l’un des meilleurs westerns de tous les temps, preuve que son travail n’est pas anodin dans la carrière du cinéaste italien.
Véritable touche-à-tout, Joe D’Amato est difficilement attribuable à un seul genre. Les cinéphiles pourront, à l’évocation de son nom, citer des œuvres horrifiques tels que Blue Holocaust ainsi qu’Anthropophagous, probablement ses deux films les plus connus. Ces deux films auront choqués même les estomacs les plus solides en raison de quelques images parmi les plus fortes et dérangeantes que le cinéma aura livré (la scène d’auto-cannibalisme illustrant la couverture d’Anthropophagous par exemple, a durablement marqué et traumatisé l’auteur de ces lignes). S’il fallait définir les étapes de la carrière du cinéaste, ses premiers succès surviennent durant les années 70 par son incursion dans le domaine érotico-pornographique et notamment à la sortie d’Emmanuelle et Françoise. La série des Black Emanuelle (avec un seul « m » pour contourner les problèmes de droits avec son homologue français) avec l’actrice Laura Gemser arrivera par la suite et sera l’une des pierres angulaires de son cinéma. L’image lui collant à la peau de spécialiste du gore vient finalement des années 80 à la sortie de films comme Horrible ou Anthropophagous. D’Amato est peut-être le premier cinéaste à avoir associé l’érotisme (voire la pornographie) avec le genre de l’horreur, il est pratiquement le créateur de cette fusion qui engendrera inconsciemment plus tard certains classiques des eighties. Il aura réussi à tenir encore le coup quelques années durant cette décennie de crise pour le cinéma italien avant de finalement sombrer dans le porno hard durant les années 90 (avec notamment Les Travaux Sexuels d’Hercule) qui symbolisent aussi sa fin de carrière avant sa mort en 1999. Joe D’Amato a globalement été privé de sortie salle pour une bonne partie de ses films au profit du marché vidéo, sans compter qu’ils circulent parfois sous plusieurs montages et noms différents à cause de la censure. C’est donc en VHS que le travail de D’Amato sera principalement mis en circulation, ce qui ne facilite pas la conservation des copies.
En finalité, s’il fallait associer D’Amato à un seul genre, sans doute serait-ce le Mondo Movie, un genre typiquement italien au style documentaire et au positionnement ouvertement voyeuriste dont nous vous parlions ici.
Le cinéma de D’Amato a pour particularité, à la manière des Mondo Movies, de ressembler d’avantage à un assemblage de séquences montées plutôt qu’un long-métrage cohérent et construit. Les scénarios ne sont que rarement compréhensibles (ce qui ne semble pas gêner le cinéaste). Il tourne énormément jusqu’à atteindre la durée d’un long-métrage. Parfois la simple contrainte de tourner certaines séquences devient pour lui un prétexte à l’utilisation massive de stock shots (quand le film en question n’est pas tout simplement monté à partir d’images pré-existantes). Pour lui, le cinéma est un travail de collage permanent : pas vraiment de place pour le scénario, seule l’envie de tourner vite et d’accumuler des séquences diverses et variées reste présente, comme si lui-même était conscient de la nature de son style et avait la simple volonté d’offrir des images purement cinématographiques. On retrouve certaines thématiques, comme le travail sur le voyeurisme qu’il fait en permanence, notamment lors des dernières 30 minutes de Black Emanuelle en Amérique. Il s’agit d’un cinéma ne se voulant pas scolaire, on ressent une prise de vue très brute et sans artifice, voire parfois presque sans préparation. En revanche, on se rend compte que c’est une cinématographie qui a préfiguré inconsciemment des formes de cinéma d’avantages tournées vers le documentaire, à la manière des Found Footage Movies.
« L’âge d’or » du cinéma de D’Amato peut être situé dans les années 70, une époque où les films à scandales vont se multiplier. Vers la fin de cette décennie, des films comme Cannibal Holocaust ou Anthropophagous furent considéré à leur sortie comme d’authentiques snuffs movies, mettant soi-disant en scène de véritables morts à l’écran. Le cinéma devient un lieu de guerre pour la censure, au point qu’en Angleterre nait l’affaire des video nasties, un mouvement d’interdiction totale de certains films par la censure anglaise. Pour qu’un tel phénomène voit le jour, il aura donc fallu que des cinéastes comme D’Amato ou Deodato franchissent ostensiblement les tabous pour sortir des sentiers battus. D’Amato va en effet au plus loin de ce que permettait cette époque en illustrant ce qui était à la limite du montrable en terme de violence. Après sa période gore, les années 80 feront figure de période beaucoup plus calme et lisse (période pendant laquelle fleuriront d’ailleurs quelques films aujourd’hui considéré comme hautement nanardesque, tel Ator, L’Invincibile).
Il est toujours difficile d’analyser un cinéma si particulier. La méthode de D’Amato est très personnelle et difficile à percer. Il n’a pas fait des chef-d œuvres en opposition à des films mineurs, ça va plus loin que ça. On s’aperçoit vite que l’on va découvrir dans tous ses films au moins une séquence qui va être totalement révélatrice de son style, la seule exception intervenant dans ses pornos des 90’s. Ceux-là ne comportent en effet plus rien de l’esthétique du D’Amato des années précédentes. Occasionnellement, des séquences « Mondo » apparaitront dans des films ne relevant pas de ce registre. Il y a un aspect pouvant être supposé comme profondément inconscient dans son cinéma. L’œuvre de D’amato ne se résume pas tant par une filmographie que par des fragments présents dans celle-ci. Son style se caractérise également dans sa façon d’opposer un monde lumineux, solaire et paradisiaque aux pires tourments de l’humanité : Le Cannibalisme, le sadisme, des souffrances diverses, les viols, des nazis, et bien entendu une quantité phénoménale de scènes à caractère sexuel. C’est un cinéma parfois fait de briques et de brocs, mais un cinéma qui ose et qui dépasse les limites. D’Amato s’adresse presque aux instincts primitifs de son audience, il y a une volonté d’animer les spectateurs par tous les moyens. Son univers est rose en apparence, mais ira souvent plonger dans nos tabous les plus inavouables. Regarder un film de D’Amato c’est prendre un risque, voir des choses que nous ne voulions pas voir, mais aussi accomplir un voyage vers la découverte d’images marquantes. L’action se retrouve d’ailleurs régulièrement interrompue par des séquences érotiques (si pas carrément pornographique) sans qu’une quelconque justification soit de mise.
Il va de soi que la réputation du cinéaste parait quasiment indéfendable au vu de ce que son cinéma propose, d’un autre côté voulait-il franchement être défendu ? Il fut descendu en flèche par nombres de cinéastes de renom (même ceux relevant du genre comme Christophe Gans) ou par des magazines et sites internet pourtant spécialisés dans certaines formes de cinéma bis. C’est bien pour ces raisons que D’Amato reste bloqué à cette image d’un cinéaste de films Z sales et dégoûtants. C’est pourtant justement dans cet aspect irrévérencieux, gratuit et résolument bis que se trouve tout le sel et les spécificités de son cinéma. Dans un contexte cinématographique où l’uniformisation et l’aseptisation semblent être de plus en plus de rigueur, il est finalement presque salvateur de se repencher sur un cinéma se voulant d’une frontalité sans limite. D’Amato c’est autant de bons films que de ratages. Il ne semble dicté par aucun autre critère qu’un pur instinct de cinéaste, mais réussi pourtant à donner une identité unique à ses œuvres. Il semble obéir à une forme de furie créatrice compulsive qui, si elle laissera inévitablement un certain nombre de personnes sur le carreau, aura toujours une idée, un concept ou une image forte à proposer.
Ses contemporains se rappellent de lui comme une personne agréable sans aucune prétention et uniquement guidée par un besoin compulsif de cinéma. L’histoire de la vie de D’Amato reste finalement assez mystérieuses tant les informations sont rares et difficilement vérifiables. En revanche, elle permet de résumer à elle seule presque 30 ans d’histoire du cinéma d’exploitation italien, et ça ce n’est pas rien. Nous pouvons dire qu’il aura été en synchronisation du début à la fin avec les différents mouvements du cinéma en Italie, prouvant ainsi son importance. Parler de Joe D’Amato, c’est parler d’une époque révolue, d’une conception du cinéma désuète et difficilement compréhensible pour le public d’aujourd’hui. Il fut peut-être l’un des réalisateurs les plus cinglés, les plus osés et hors des tabous que le cinéma aie connu. Il y aura toujours ces instants lorsque nous sommes face aux œuvres de Joe D’Amato où nous retrouvons sa patte à un moment ou à un autre, preuve que résumer D’Amato à un simple tâcheron reste un brin réducteur au vu de la carrière du bonhomme. Parfois, même s’il la majorité d’un film du cinéaste peut sembler totalement anecdotique, il va marquer par une image, un plan, une proposition, à la puissance évocatrice qui l’inscrira durablement dans les esprits. C’est peut-être sur ce point que l’on peut déduire que même s’il s’agit parfois de films assez peu reluisants, il y a une vraie volonté de créer de puissantes images de cinéma.
Ce n’était qu’une question de temps avant que Joe D’amato ne soit abordé lors du Festival Offscreen. Pour cette dixième délocalisation liégeoise du Festival du Film Culte, une soirée hommage à sa carrière se déroulera au Chiméric Lab le samedi 8 avril.
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Vladimir Delmotte
Dit "Le Comte", Vladimir est passionné de cinéma depuis qu'il est tombé sur une rediffusion CANAL+ en crypté de "Gorge Profonde". Il n'a de cesse depuis lors de hurler sur des publics de cinéclub, voire sur de simples passants dans la rue pour expliquer à quel point les images en mouvement, c'est trop génial. Plus de publications