Interview réalisée dans le cadre de l’édition 2024 du Festival Offscreen.

Festival du cinéma bis, du cinéma de genre, du cinéma du culte et de l’étrange, l’édition 2024 proposait plusieurs modules thématiques, avec entres autres un focus sur Kazuhiko Hasegawa et la director’s company ainsi que sur le cinéaste polonais Piotr Szulkin. Le module le plus important se penchait cependant sur les « scandinavian sins ». Films d’exploitations, voire de sexploitations, ils ont défrayé la chronique en Suède et à l’internationale durant les années 70. On y retrouve un mélange très prononcé d’érotisme, de violence et un démantèlement de tabous de l’époque. L’une des figures principales de ce mouvement n’est autre que Christina Lindberg, célèbre notamment pour son rôle dans le film Thriller (1973). On dit souvent que la ligne programmatique d’Offscreen, ce sont les films qui ont inspirés Tarantino, on ne peut ici être plus dans le vrai étant donné que Lindberg aura directement inspiré le personnage d’Elle Driver dans Kill Bill (2003). Christina Lindberg était l’invitée d’honneur du festival et nous avons eu la chance de nous retrouver en sa compagnie afin de lui poser quelques questions.




Vladimir Delmotte : Bonjour Christina, c’est un plaisir de vous avoir avec nous dans le cadre de cette interview. Nous avons récemment eu l’occasion d’enregistrer un épisode de podcast sur Anita (1973) et Thriller (1973), il est donc d’autant plus intéressant de vous avoir avec nous aujourd’hui. Je voulais revenir avec vous sur 4 films spécifiques de votre carrière représentant le mieux, à mon avis, votre travail ainsi que les scandinavian sins. Mais tout d’abord, merci d’être ici, c’est un moment très spécial pour nous. En premier lieu nous aimerions revenir sur Maid in Sweden (1969), le premier film de votre carrière après vos premières expériences comme modèle de charme. Ce n’était pas une expérience facile pour vous il me semble, vous étiez encore à l’école ?

Christina Lindberg : Merci à vous ! J’étais encore à l’université en effet. J’ai simplement quitté les cours quelques temps afin de rejoindre Stockholm. J’ai eu ce rôle dans Maid in Sweden car j’étais très connue justement comme modèle photographique en Suède. J’étais dans tous les magazines, même Penthouse ! Ce sont les producteurs qui m’ont contactée suite à ce succès pour que j’intègre le film. Ce fut plus compliqué en revenant ensuite à l’école car des photos de moi avaient été affichées dans les couloirs, mes professeurs ont d’ailleurs dû me rencontrer pour savoir si j’allais continuer mes études ou non. J’ai donc pris du temps loin des plateaux de tournage le temps d’avoir mon diplôme. Maid in Sweden était une co-production américaine et le film fut d’abord montré aux Etats-Unis avant d’arriver 2 ans plus tard en Suède, ce qui fait qu’il est aujourd’hui beaucoup plus connu là-bas grâce aux cinémas drive-in entre autre.

VD : L’industrie du cinéma de sexploitation est réputée pour ne pas être tendre…vous n’avez pas rencontré de problèmes sur ce tournage en tant que débutante dans le milieu ?

CL : Je n’ai jamais pensé que ce genre de tournage puisse rencontrer des problèmes en réalité. Je n’avais aucun problème à me déshabiller face à la caméra et toutes les personnes avec qui j’ai travaillé se sont toujours très bien conduit avec moi, j’étais très respectée. J’étais cela dit très timide, ce qui peut sembler très étrange (rire). Tout cela était en fait très naturel pour moi.

VD : Je sais que vous preniez tous vos films et vos rôles très au sérieux. Certains d’entre eux avaient des réflexions sociales. Pourrions-nous dire que c’est le cas de Maid in Sweden ?

CL : Non, je pense qu’il s’agissait simplement dans le cas présent d’un produit de commande, en revanche j’ai toujours cherché à choisir des scripts dans lesquels je voyais des éléments intéressants allant dans ce sens. Maid in Sweden a surtout été l’opportunité pour moi de tenter de faire quelque-chose de bon de mon jeu d’actrice.



VD : Maid in Sweden jouait énormément sur le fait que vous étiez connue pour votre travail de modèle. A l’inverse le film Anita (1973), qui est, je pense, l’un des plus intéressant de votre carrière, ne tente ici à aucun moment de vous utiliser comme une icône. Nous pourrions presque parler d’un film d’avant-garde dans sa manière de traiter la thématique de la nymphomanie comme une maladie.

CL : Anita a une approche beaucoup plus sérieuse que mes autres films, c’était la marque de fabrique du réalisateur Torgny Wickman. C’est un film qui montre beaucoup sur la suède et les mentalités de l’époque. Je pense qu’il a eu un certain impact, vous pouvez voir d’ailleurs aujourd’hui que dans Nymphomaniac (2013), Lars Von Trier reprend des aspects de l’histoire et réutilise l’acteur Stellan Skasgard dans un rôle très similaire. Skasgard n’était pas connu du tout à l’époque d’Anita.

VD : Il était uniquement connu pour une série sortie en 1968 où il était alors enfant acteur mais je ne retombe plus sur le nom…

CL : Oh je vois ! C’est Bombi-Bitt och-jag (rire). Il est intéressant de noter qu’en 1973 et à la sortie de film comme Anita j’ai eu une meilleure visibilité en Suède car l’évolution de la censure aura permis une plus grande liberté à l’écran. Beaucoup de gens qui travaillaient pour ce genre de film, et avec qui j’ai travaillé, ont cela dit travaillé avec Ingmar Bergman. Mes parents ont d’ailleurs joué dans les films de Bergman !

VD : Vous pensez à Bo Arne Vibenius ?

CL : Absolument ! Il a travaillé avec lui quelques temps avant de faire Thriller. On peut d’ailleurs sentir l’influence de Bergman dans le travail que Vibenius fait sur les ombres et lumières.

VD : Il y a un mélange étrange dans Thriller qui vient convoquer à la fois tous les codes du cinéma d’exploitation et à la fois une cinématographie très stylisée…

CL : Oui, c’est ce qui fait qu’aujourd’hui les gens le retiennent je pense. Le problème a été que ce genre de film n’a plus pu être fait dès la moitié des années 70 et l’avènement du porno. L’industrie cinématographique suédoise n’a fait que répondre à la demande. Nous pourrions dire qu’un business s’est arrêté, et un autre a commencé. C’est au même moment que je me suis arrêtée car je n’ai jamais été intéressée par la pornographie malgré beaucoup de demande. Mes films étaient projetés dans de grands cinémas populaires de grandes rues, ils ont tous été remplacés par des salles de cinémas pornographiques. C’est un autre business…je suis contente d’avoir pu tourner Thriller juste avant cela.

VD : J’ai découvert Thriller lorsque je devais avoir 14-15 ans…

CL : C’est trop jeune (rire). Je l’ai tourné à 21 ans dans mon cas !

VD : Je ne savais rien de ce film à l’époque, je n’étais entre autre pas au courant de la présence d’inserts pornographiques (rire). Comme Anita, c’est un vrai film d’avant-garde. Il y a cette séquence où votre personnage est forcée de se prostituer et va rencontrer une femme parmi ses client(e)s. Nous pourrions penser en tant que spectateur qu’il s’agira d’un moment ou Madeleine va être aidée alors qu’il en sera tout autrement. C’est un cas rare dans le rape and revenge.



CL : Oui, je pense que d’autant plus pour l’époque l’utilisation d’une femme comme antagoniste dans ce type de film avait quelque-chose d’encore plus violent. Concernant les inserts pornographiques, je ne savais pas qu’ils y seraient. Vibénius m’a dit à l’époque qu’il m’en avait parlé, il est possible que je sois passé à côté, j’étais très jeune à l’époque et j’étais surtout totalement prise par le film et l’idée de créer pour une fois un vrai rôle. C’était comme un « extra » rajouté au film, lors de ma lecture du scénario 2 ans avant le tournage, il n’en était en tout cas pas fait mention.

VD : Il y a beaucoup d’autres histoires autour du tournage de Thriller, les improvisations, les caméras de l’armée,… Vous vous êtes également beaucoup préparée avant la production du film ?

CL : Vous savez déjà tout ! (rire) J’ai effectivement suivi quelques entraînement au maniement des armes, aux arts martiaux ainsi qu’à la conduite car je n’avais pas le permis. J’avais constamment un cache œil lors de ces séances car je devais anticiper que je ne verrai que d’un œil lors du tournage.

VD : Une dernière question concernant Thriller : lors de la scène de course poursuite en voiture avec la police, Madeleine tue beaucoup de gens. Cela n’a aucun rapport avec sa vengeance, comment expliqueriez-vous cela ?

CL : J’avais totalement oublié cela ! Je pense que le personnage a été tellement blessé par tout ce qu’elle a vécu au cours du film qu’elle ne prend pas forcément conscience qu’elle tue à un moment donné des innocents. Ce n’est pas forcément un personnage bon, Madeleine a été pervertie par la violence qu’elle a subie. Elle n’a plus rien à perdre, plus rien ne peut la stopper. Je n’avais pas pris conscience de cela à l’époque.

VD : Vous êtes allée au Japon après votre expérience sur Thriller…

CL : Oui ! J’ai été connue là-bas grâce à des photographies prises de moi au festival de Cannes qui ont fait le tour du monde. Je suis devenue une icône notamment au Japon, au point qu’il y avait parfois des photos de moi affichées sur de grands buildings. La Toei m’a contacté pour travailler avec moi alors que j’étais déjà engagée sur Thriller, une fois le tournage terminé j’ai accepté leur proposition et me suis rendue au Japon par moi-même car je n’avais pas d’agent. Je faisais tout par moi-même en fait, comme lorsque je m’occupais de mes frères et sœurs quand j’étais plus jeune ! J’ai donc rejoins Kyoto où j’ai tourné Journey to Japan (1973) et surtout Sex and Fury (1973). Les tournages avaient lieu dans des plateaux construits en studio. Ils me traitaient comme une star ! C’était de loin la meilleure expérience que j’aie eu sur un tournage. Peu de gens le savent mais Tarantino a été très influencé par Sex and Fury ! La Toei m’a ensuite demandé si je voulais rester au Japon car ils voulaient me proposer de travailler sur d’autres films avec eux. J’étais motivée, mais il faut savoir que là-bas ils travaillent très dur et je n’étais pas prête à suivre ce genre de cadence toute ma vie. En plus du tournage je devais par contrat faire des photos avec des photographes qui m’accompagnaient jusqu’à ma chambre d’hôtel…c’était une très belle expérience, mais trop épuisant sur le long terme.

VD : Ce sont des journées de 12h de travail il me semble là-bas ?

CL : Oui, ce qui est très différent de la Suède et de bien d’autres pays. Quand ils m’ont proposés de rester j’ai refusé à cause de la quantité de travail. J’ai reçu une offre pour tourner Anita par télégramme et je suis rentrée pour tourner ce film.

VD : Votre personnage dans Sex and Fury ressemble étrangement à celui de Thriller…

CL : Oui, c’est d’ailleurs ce qui m’a attirée vers ce rôle, l’idée de jouer un vrai personnage de cinéma à nouveau.

VD : Avez-vous des souvenirs de votre expérience de tournage avec Reiko Ike, l’une des icônes du Pinku Eiga ?

CL : C’est une grande actrice même si elle n’a pas fait beaucoup de films après Sex and Fury. Elle était très impliquée avec sa propre culture et très privée, nous n’avons malheureusement pas tellement eu le temps de nous connaitre lors du tournage.

VD : Auriez-vous des recommandations particulière à faire aux personnes n’ayant jamais vu aucun des scandinavians sins ?

CL : S’il fallait n’en regarder qu’un, ce serait évidemment Thriller, je me rends compte avec le temps que c’est un film qui a eu un grand impact sur les gens, même des gens très jeunes. C’est étrange car à l’époque les féministes m’ont beaucoup critiqué, moi comme le film, alors qu’aujourd’hui il est très respecté. Il a été très mal compris en son temps. Aujourd’hui je rencontre beaucoup de filles me remerciant d’avoir tourné dans ce projet, elles me disent à quel point Thriller les a rendues fortes en un sens. Cela a beaucoup d’importance pour moi et j’en suis très fier. Après je pourrais aussi vous recommander l’un de mes premiers films qui se nomme The Dog Days (1970) qui est une sorte de comédie noire, c’est très suédois.

VD : Merci pour vos mots Christina, c’était un plaisir et un honneur pour nous !

CL : Merci à vous !

Vladimir Delmotte

Dit "Le Comte", Vladimir est passionné de cinéma depuis qu'il est tombé sur une rediffusion CANAL+ en crypté de "Gorge Profonde". Il n'a de cesse depuis lors de hurler sur des publics de cinéclub, voire sur de simples passants dans la rue pour expliquer à quel point les images en mouvement, c'est trop génial.

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