La force symbolique du fleuve dans le récit de fiction n’est plus à démontrer. Route privilégiée du représentant de la civilisation lorsqu’il arpente une terre sauvage où tout semble lui être hostile, les flots mènent le protagoniste à la découverte de ses facettes les plus sombres, lui révélant souvent sa propre folie, exacerbant celle-ci jusqu’à ce que les oripeaux de sa normalité se dissolvent dans la moiteur de la jungle environnante. La géographie réelle du fleuve importe peu : lorsque Francis Ford Coppola s’empare de Au coeur des ténèbres  de Joseph Conrad pour les besoins d’Apocalypse Now (1979), il en transpose l’intrigue de l’Afrique Noire au Vietnam, mais la destination reste la même : la démence, la sauvagerie. Werner Herzog n’avait pas davantage espoir en l’endurance mentale des protagonistes de Aguirre – la Colère de Dieu (1972) ou ceux de son Fitzcarraldo (1982). John Boorman, lui, n’ira pas chercher l’exotisme bien loin : le simple descente de la rivière géorgienne de Delivrance (1972) aura vite raison du verni civilisé de ses personnages. Préférer la jungle au cours d’eau n’est en aucun cas un recours viable. Les journalistes sensationnalistes de Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980) ou la mère endeuillée de Vinyan (Fabrice Du Welz, 2008) en feront les frais : les premiers serviront de snack pour autochtones, la seconde s’abandonnera à la jungle au prix d’un ultime sacrifice tribal… Œuvres profondément marquantes, d’une atmosphère dense, voire étouffante, elles s’accordent néanmoins sur un point malgré des intrigues très diverses. Là où la nature est restée primitive, toute résistance est futile. Ou elle nous intègre, nous digère, ou nous nous y perdons, sans possibilité de retour. La sentence, inéluctable, pourrait sonner comme une tartufferie de Yann Artus Bertrand : « l’homme moderne, dans son orgueil et son arrogance, mérite la colère de cette nature qu’il toise et pense pouvoir dominer». La sévérité du regard occidental, si pertinent puisse-t-il paraître, méritait bien un contre-point. Avec L’étreinte du Serpent, le cinéaste colombien Ciro Guerra renverse la donne. « L’homme est-il capable, à travers la science et l’art, de transcender la cruauté ? Certains hommes y sont parvenus. Les explorateurs ont raconté leur histoire. Pas les Indiens.Voilà de quoi il s’agit (…) je me suis rendu là-bas, j’ai fait des recherches, et surtout, j’ai rencontré des gens du pays, j’ai beaucoup parlé avec eux. C’est là qu’est née l’envie de retracer le parcours de ces explorateurs, mais en adoptant résolument le point de vue des Indigènes», déclare-t-il.

Sauvé des eaux !

L’inspiration première de son récit, Guerra va pourtant la chercher dans les témoignages de deux voyageurs étrangers d’origine aux terres amazoniennes : les écrits rédigés en 1907 par Théodor Koch-Grünberg, et ceux de Richard Evans Schultes, 40 ans plus tard. Chez Guerra, les deux explorateurs, lancés à la recherche d’une même plante à plusieurs décennies d’écart (le second étant inspiré des travaux du premier), ne partagent pas seulement le même objectif mais également le même guide : Karamakate, chaman, et dernier représentant de sa tribu. Le périple, initiatique, spirituel, transformera chacun d’eux. Répartissant son récit sur plusieurs époques, Guerra mêle deux temporalités en une, passé et présent se répondant, s’enjoignant même le temps d’un travelling sur l’Amazone. Notre propre perception du temps ne résiste pas au grand fleuve, illustre Guerra. « On retrouve l’idée, dans de nombreux textes sur le monde indien, d’une notion différente du temps. Le temps n’est pas une continuité linéaire, tel que nous l’entendons en Occident, mais une série d’évènements qui ont lieu simultanément dans plusieurs univers parallèles. », explique-t-il. Sous le regard de Karamakate, Koch-Grünberg et Evans pourraient n’être qu’un seul individu, composé également des explorateurs qui les précédaient, un être nommé « Surumbukù » parcourant les légendes locales. Le regard de Ciro Guerra est large, embrassant autant les myhologies indigènes que la réalité historique. Ainsi, les ravages de l’industrie du caoutchouc rythment les deux temporalités, tout comme la colonisation et ses conséquences. D’autre part, la tentation aurait pu être grande pour le cinéaste de céder au trip chamanique, à l’illustration débridée des transes délirantes qui avaient fait tourner la tête au Jan Kounen de Blueberry. Pourtant, si la prise de plantes hallucinogènes amène, le temps d’une vision psychédélique, les seules touches de couleurs d’un film intégralement tourné en noir et blanc (sublime, qui plus est), jamais L’étreinte du Serpent ne perd son équilibre pour chuter dans l’exotisme facile. Adepte du mélange des formes, Guerra n’oublie pas pour autant que voyage rime également avec aventure, voire parfois horreur… Quel que soit son angle d’approche, L’étreinte du Serpent se caractérise par l’harmonie totale de ses composantes, la sensation de plénitude que procure sa vision. Koch-Grünberg écrivait : « En ce moment précis, il m’est impossible de savoir, cher lecteur, si la jungle sans fin a amorcé en moi le processus qui en a conduit tant d’autres qui se sont aventurés jusqu’ici, à la folie la plus totale et inexorable. Si tel est le cas, il ne me reste qu’à m’excuser et te demander un peu d’indulgence, car la magnificence du spectacle auquel j’ai pu assister pendant ces heures surnaturelles fut telle qu’elle me semble impossible à traduire en des mots qui puissent faire entendre à d’autres la teneur de sa beauté et de sa splendeur ; tout ce que je sais c’est que, comme tous ceux pour qui le voile épais qui les aveuglait s’est levé, quand je suis revenu à moi, j’étais devenu un autre homme. » On ne pourrait pas mieux décrire le film de Ciro Guerra.

Christophe Mavroudis

Dit "Le Spécialiste", on appelle Christophe lorsque ça chauffe vraiment. Armé de son expérience de monteur/réalisateur, son érudition et sa passion pour le cinéma de genre, il n'hésite pas à fournir conseils et expertise pour l'aide au développement de projets de fiction. Il coordonne également la délocalisation liégeoise du Festival Offscreen et anime des conférences. Un couteau-suisse on vous dit.
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