Né en 1950 à Gdansk, Piotr Szulkin dispose d’une solide formation artistique puisqu’il étudie tour à tour la peinture à l’Académie des beaux-arts de Varsovie et le septième art à l’Ecole nationale de cinéma de Łódź, établissement prestigieux au sein duquel des cinéastes de renom tels que Krzysztof Kieślowski, Roman Polanski ou encore Andrzej Wajda ont fait leurs classes. Au milieu des années 70, il réalise de nombreux courts-métrages dont certains traitant de la littérature médiévale polonaise et de l’aliénation du quotidien. Durant cette même période, le choc pétrolier fragilise davantage l’économie du pays. En effet, le Gouvernement, qui avait entrepris une politique de développement via les emprunts, va opérer une augmentation des biens de consommation. Bientôt, la Pologne connaît presqu’une pénurie alimentaire et cela entraîne de violentes protestations. C’est alors qu’émerge le Cinéma de l’inquiétude morale, courant décrivant les malaises de cette société et emmené entre autres par Kieślowski, Wajda, Agnieszka Holland et Krzysztof Zanussi. Ceux-ci se jouent de la censure en pratiquant l’allégorie. Bien qu’il ait recours au même procédé, Szulkin, lui, se situe en marge de cette mouvance, en proposant un cocktail détonnant d’absurde, d’humour et d’ironie sur fond de dystopie.

En 1980, il inaugure ce programme avec Golem, premier long-métrage dérangeant dans lequel un homme d’apparence ordinaire est en fait le fruit d’expériences scientifiques visant à mettre sur pied le citoyen parfait. Szulkin s’inspire du roman éponyme de l’écrivain autrichien Gustav Meyrink et livre une première critique du communisme. Dans la culture juive, le golem est un colosse d’argile, un être malléable conçu par un rabbin avec l’objectif premier de défendre la communauté. Chez Szulkin, il s’agit d’un être créé dans un laboratoire étatique et qui se retrouve confronté au monde extérieur. Sur son chemin, le héros rencontre des personnages étranges aux discours confus. Au contact des autres, le protagoniste, qui est doté de la pensée, se sent perdu. Il est en quête d’identité dans une société désormais déshumanisée. Szulkin égratigne au passage la bureaucratie, véritable temple du conformisme et du non-sens. Tout en rendant hommage au Procès de Franz Kafka et à l’adaptation d’Orson Welles, il devance Terry Gilliam et son Brazil (1985). Szulkin parvient à tirer parti du maigre budget qui lui est alloué en utilisant des bâtiments désaffectés qui contribuent à installer une atmosphère pesante et empreinte de solitude. Cet effet est renforcé par une photographie aux teintes sépia. Le cinéaste y fait également un caméo. Il campe un réalisateur de télévision occupé à bidouiller les images de la performance d’un musicien afin de donner l’illusion que ce dernier se produit devant une foule en délire. Cette scène marquante illustrant les coulisses de la manipulation donne déjà le ton du prochain film de Szulkin.

À la même période, Solidarność, le premier syndicat indépendant est créé et rassemble plusieurs millions de travailleurs qui remettent en cause les choix du Parti Ouvrier unifié polonais et prônent des élections libres. C’est dans ce contexte que Szulkin réalise The War of the worlds : next century, adaptation très libre de La Guerre des mondes, roman culte de H.G. Wells paru en 1898. Ce film n’entretient pratiquement aucune ressemblance avec la pièce radiophonique d’Orson Welles et la version cinéma de Byron Askin datant respectivement de 1938 et 1953. Ici, l’État accueille et collabore bien volontiers avec des martiens avides de sang frais en orchestrant une propagande intensive au moyen des médias d’information. Szulkin emprunte de nouveau à l’esthétique de la science-fiction pour mieux explorer les mécanismes de la société moderne. Le Gouvernement apparaît plus dangereux que les extraterrestres eux-mêmes car il met en place des programmes qui ont pour effet de lobotomiser les citoyens. Ceux-ci, complètement dépendants d’une télévision déjà adepte du storytelling, se soumettent volontairement aux envahisseurs et acceptent les couvre-feux. Certains allant même jusqu’à faire plus de dons de sang en vue d’obtenir des places pour un concert de rock. La vision de Szulkin est prémonitoire : en 1981, le général Wojciech Jaruzelski s’aligne sur la politique de l’URSS en décrétant l’État de siège pour mater Solidarność. Lech Wałęsa, leader du syndicat ainsi que des militants, artistes ou intellectuels sont emprisonnés. De plus, un couvre-feu est instauré et la télévision, la radio et l’économie se retrouvent sous la coupe du pouvoir militaire. The War of the worlds : next century est interdit de diffusion jusqu’en 1983, date de fin de cette période noire.


En 1985 et 1986, alors que le régime communiste vit ses dernières heures, Szulkin réalise successivement deux autres longs-métrages de science fiction : Obi-Oba – The end of civilization et Ga-Ga : Glory to the heroes. Le premier, où des survivants d’une guerre nucléaire attendant d’être sauvés par une arche providentielle, est certainement le plus représentatif de son auteur sur le plan stylistique. Tout au long de l’intrigue, un dirigeant militaire, expert en manipulation et responsable de la sécurité d’un dôme, tente en vain de rétablir un équilibre après avoir invoqué un mythe. Szulkin adopte plus que jamais un ton ironique et pessimiste tout en ayant recours à une lumière bleutée qui installe une ambiance glaciale. De son côté, le spectateur possède le choix entre plusieurs interprétations. Le dôme, dont les murs s’effritent, peut être vu comme une métaphore du processus d’effondrement du communisme tandis que la prophétie qui aveugle la population constitue une critique envers la religion. Ga-Ga : Glory to the heroes, quoi qu’excellent, ne dispose pas de la même intensité. Cet épisode joue plutôt la carte de l’humour noir. Dans ce dernier opus, l’humanité vit dans le bonheur et plus personne ne songe à explorer l’espace. Un prisonnier est donc envoyé de force sur une planète ressemblant à la nôtre. Les habitants de la planète se révèlent être des personnages grotesques qui encouragent celui-ci à commettre un crime pour qu’il soit ensuite empalé devant les caméras. Szulkin clôt sa tétralogie en dressant un certain regard sur la médiatisation de la violence et l’ouverture au modèle capitaliste qui ne débouche finalement vers rien.


Après la chute du mur de Berlin, Szulkin tourne son cinquième long-métrage, Femina (1990). Ce drame teinté d’érotisme, abordant les souvenirs d’une femme ayant oscillé entre le communisme et le catholicisme, est un échec critique et commercial. Il choisit de se renouveler en se tournant vers le court-métrage expérimental avec Meat (Ironica) (1993) et MFR – Notation (1994). L’accueil timide réservé à Ubu, the king (2003) le conduit à se retirer du circuit. Il revient aux fondamentaux en enseignant le cinéma à Łódź avant de s’éteindre en 2018. Si l’œuvre de Piotr Szulkin demeure indissociable de l’histoire de la Pologne, ses thèmes s’inscrivent pourtant en dehors de l’espace et du temps.

War of the Worlds : Next Century sera diffusé au Cinéclub Nickelodeon le 27 mars 2024, dans le cadre de la 11ème décentralisation liégeoise du Festival Offscreen, avec ; en préambule, une introduction par Jean-Baptiste Fanouilliere et François Debras, tous 2 chercheurs à l’ULiège.

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Vincent Abieri

En découvrant Les Dents de la mer et Terminator à l’âge de 6 ans, il atteint sans le savoir le point de non-retour et devient un véritable obsédé visuel. Autant à l’aise devant un film du Nouveau Cinéma Allemand que devant une série B italienne fauchée et décalée, il cherche avant tout à vivre des expériences uniques et intenses. Mais il ne se contente pas seulement de dénicher des pépites, il aime aussi entraîner les autres dans de longues discussions passionnées autour du processus de création