Nul n’aurait imaginé, dans les dernières années du XIXe siècle, que les activités humaines étaient observées avec acuité et vigilance par des intelligences plus omniscientes que celle de l’homme et néanmoins tout aussi mortelles ; qu’au moment où les êtres humains vaquaient à leurs occupations, ils étaient scrutés et étudiés, peut-être avec une précision presque équivalente à celle que consacre un homme équipé d’un microscope à scruter les créatures éphémères qui pullulent et se multiplient dans une goutte d’eau¹.

C’est avec ces mots que s’ouvre le roman La Guerre des mondes du britannique Herbert George Wells. Ceux qui connaissent ce récit, et ils sont nombreux (les autres, empressez-vous de rattraper cet impardonnable retard), seront frappé par la manière dont l’auteur, dès les premières lignes, dévoile toutes les clés de son intrigue et de la philosophie qui sous-tend l’ensemble de ses romans « d’aventures scientifiques » (comme il les appelle lui-même). Car, au-delà de l’image, imprimée à jamais dans la mémoire commune, de ces martiens envahissant la Terre à bord de tripodes gigantesques, l’œuvre de Wells est avant tout un formidable témoin du point de bascule que constitue l’Angleterre de la fin du XIXe siècle dans l’imaginaire populaire. Ce n’est d’ailleurs certainement pas un hasard si Wells, qui a publié plusieurs dizaines de romans jusque dans les années 1940, signe coup sur coup, entre 1895 et 1898, à l’aube de sa carrière, des œuvres qui révolutionnent leur époque et dont l’impact se fait toujours sentir aujourd’hui : La Machine à explorer le temps (1895) ; L’île du docteur Moreau (1896), L’Homme invisible (1897) et La Guerre des mondes (1898). L’histoire a retenu des débuts d’écrivains moins encourageants…

La seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre, cœur historique de l’époque victorienne, apparaît aujourd’hui comme un moment charnière : celui où les effets secondaires de la révolution industrielle européenne se font sentir comme jamais auparavant. La surpopulation des villes, devenues à force d’agrandissements anarchiques de tentaculaires bourbiers perclus de maux, entraîne une violence endémique et une misère généralisée. Noyée sous la pollution et sous les coups de boutoir d’un empire britannique prêt à se fissurer de toute part, la société anglaise est en pleine période de transition. Le bel optimisme hérité des lumières et du positivisme semble atteindre ses limites. C’est le début de l’ère du soupçon : et si le monde n’était pas tel que l’on se l’imaginait ? Et si l’Empire britannique n’était déjà plus cette grande puissance dominant la planète ? Pire encore, et si l’homme était, non pas le centre de tout, mais une espèce parmi d’autres, un vulgaire descendant du singe comme voudrait nous le faire croire un certain Charles Darwin ?

Il y a en tout cas de quoi regarder le monde avec une certaine méfiance. Et la littérature populaire se fait le reflet de ce désir d’ailleurs. Les lecteurs se détournent des anciennes traditions et dévorent les productions de nouveaux genres comme le policier, l’horreur et la toute jeune fantasy, née sous la plume d’auteurs comme George MacDonald, Lewis Carrol ou encore William Morris, tous anglais, tous de la seconde moitié du XIXe siècle. Il n’y a pas de hasard.

Le succès de la proto-science-fiction de Wells en général et celui de La Guerre des mondes en particulier est à comprendre dans ce contexte car il reflète plus qu’aucun autre les inquiétudes et les questionnements de cette époque. Tout d’abord, la destruction presque systématique des paysages anglais sous les coups de boutoir d’une technologie incontrôlable rappelle évidemment les méfaits de l’ère capitaliste sur l’environnement. Ensuite, et comme le montre très bien Frédéric Regard dans sa préface aux Romans de Wells rassemblés en 2024 par les éditions Gallmeister, même si l’attaque est martienne, ce n’est pas une force de destruction nouvelle et inédite qui est aux commandes mais bien une menace presque intérieure, du moins voisine, cachée au regard et qui se déploie, son heure maintenant venue. Présentés comme une très ancienne espèce cachée sur Mars, infiniment supérieure à l’homme et attendant le bon moment pour se répandre sur la Terre, les extraterrestres ont des allures de préfiguration lovecraftienne. Ils n’arrivent pas, ils étaient là et ont été révélés. Les univers de Wells sont ainsi toujours des apocalypses imminentes, des mondes au point de bascule où l’Homme perd son tout puissant statut dominant, qu’il croyait pourtant acquis de toute éternité. L’anthropocentrisme en prend un sérieux coup. Mais c’est aussi le rêve de la colonisation de l’espace, et à travers lui l’image du vieil empire colonial, qui est visé : le (futur) colonisé se retourne avec une violence sans précédent sur le (futur) colonisateur. Et le génie de Wells est de raconter tout cela avec la plume d’un journaliste de terrain. Ce qui n’est pas sans effet sur les lecteurs de l’époque, troublés par ce perturbant réalisme. Orson Welles, son quasi homonyme, s’en souviendra parfaitement lorsqu’il adaptera, en 1938, le roman sous forme de feuilleton radiophonique et dont la légende voudrait que sa diffusion aie provoqué un vent de panique ; les auditeurs n’ayant pas compris qu’ils étaient face à une fiction et non un bulletin d’information.

Proche de thèses orwelliennes de manipulation des images et des mots par un pouvoir autoritaire, l’adaptation polonaise de Piotr Szulkin, datant de 1981, développe un rapport ambigu au roman La Guerre des mondes. Il en reprend l’esprit plus que la lettre. La double-dédicace en ouverture du film, à la fois à Wells mais aussi à Welles, constitue un indice important. Les sons synthétiques que l’on entend dès les premières secondes du film rappellent la mode ovni des paranoïaques années 1950, mais il ne faut pas s’y tromper : les martiens joueront ici un rôle presque figuratif, en quelque sorte métaphorique. Si l’invasion martienne a bien eu lieu, celle-ci ne tente pas d’anéantir la vie sur Terre mais développe un étroit lien de collaboration avec le pouvoir en place. Si bien que la véritable menace ne repose pas chez les envahisseurs venus d’ailleurs, mais bien sur l’autorité humaine qui utilise cette invasion pour accélérer la soumission du peuple qu’il a sous sa coupe.

Rien de bien original jusque-là si ce n’est que le film révèle dès sa scène d’ouverture sa propre mystification : la rue dans laquelle on découvre le personnage principal n’est qu’un décor de cinéma. Une falsification du paysage en guise de mise en abyme qui illustre, comme chez Wells, la nature contrefaite de l’univers dans lequel l’homme évolue, toujours sur le fil, au bord du basculement face à une vérité qu’il ne veut pas entendre. Et la tentative de résistance de Iron Idem, personnage principal du film et ancienne figure du pouvoir en place, est aussi vaine que l’était celle des humains face aux martiens, finalement détruits non pas grâce à l’opposition farouche d’une humanité définitivement déclassée mais par l’entremise, presque miraculeuse, de microbes terriens. Le Deus ex machina ne fait que souligner le changement de paradigme auquel l’homme devra s’habituer. Une conclusion en forme de désenchantement que partagent le roman et sa lointaine adaptation, finalement plus fidèle que ne pourrait laisser penser un visionnage trop distrait.

War of the Worlds : Next Century sera diffusé au Cinéclub Nickelodeon le 27 mars 2024, dans le cadre de la 11ème décentralisation liégeoise du Festival Offscreen, avec ; en préambule, une introduction par Jean-Baptiste Fanouilliere et François Debras, tous 2 chercheurs à l’ULiège.

Curieuses, curieux, Join the Cult!


¹ : Traduction de Pierre Bondil dans WELLS (H.G.), Romans, Paris, Gallmeister, coll. « Litera », 2023, p. 627.

Nicolas Stetenfeld

Nicolas adore le cinéma d'horreur mais dort volontiers devant beaucoup d'autres styles de films depuis qu'il a attrapé cette fatigue chronique qu'on appelle un enfant. Comme il travaille à la Bibliothèque des Littératures d'Aventures, il adore faire des liens entre cinéma et littérature même quand on ne lui demande pas. Si vous voulez savoir si ce passage était ou non dans le livre, n'hésitez pas à lui demander : il est votre homme.